Une publication toute particulière pour cette critique qui a remporté le concours de critiques lors de la semaine du cinéma de SciencePo Paris, avec pour thème « Alors, on danse ! ».

C’est un réel honneur de recevoir la reconnaissance d’un jury d’une telle envergure, composé de représentants des plus importantes revues cinématograohiques françaises. Alors un grand merci à Antoine Guillot (animateur de l’émission Plan Large sur France Culture), Samuel Douhaire (journaliste et critique, Télérama), Frédéric Mercier (critique et rédacteur, Positif), Marin Gérard (critique, réalisateur, scénariste pour le média Critikat), Juliette Reitzer (directrice des rédactions, Trois Couleurs) et Lisa Durand (rédactrice, Sorociné et Deuxième Page), ainsi qu’au organisateurs, et bonne lecture !

par Gaïa

Avant l’envoutant In The Mood For Love (2000), Wong Kar Wai mettait déjà son sens de la poésie au service de la dernière valse d’un duo maladroit dans Happy Together.

 Ho Po-wing et Lai Yiu-fai connaissent un amour qui les enchaîne l’un-l’autre au bout du monde. C’est en Argentine que se monte la scène sur laquelle ils lutteront pour s’accorder. Sur l’air de tango qui embaume les soirées de Buenos Aires, les deux amants tentent de s’aimer, mais la mise en scène trahit leur dissonance. Chacun entre dans le champ de l’autre, faisant irruption dans l’espace qui n’est pas le sien.  L’abus égoïste du peu de place disponible dans l’image par les personnages mime le déséquilibre de relation. Des plans zoomés et chancelants illustrent la fausse bonne volonté dans leur tentative de cohabitation. Les apprentis danseurs se marchent sur les pieds, calquant avec médiocrité les pas de ceux qu’ils viennent admirer dans le tumulte des nuits latines. Alors, le carrelage noir et blanc d’un bar argentin sera le théâtre de leur perdition, tant que l’un demeurera la boussole de l’autre.

 

La récurrence de certains motifs, purement décoratifs, instaure une stabilité artificielle dans l’amour violent qui les lie. En effet, le paysage illustré sur la lampe en papier qui éclaire leur quotidien figure un idéal d’harmonie qu’ils n’atteindront jamais. De même, l’alternance de séquences en noir et blanc puis en couleur rappelle la croyance en un bonheur partagé, qui parviendra mal à s’actualiser. Dans la réalité qui les rattrape, l’intensité de leur amour devient une violence dont ils ne savent que faire, hormis se la renvoyer tour à tour. 

Le tango est une danse exigeante que seuls deux danseurs platoniques semblent pouvoir partager, si bien qu’à peine les amants parviennent à danser un moment, voilà qu’ils désunissent leurs mouvements pour se dévorer l’un l’autre et se confondre encore une fois. On retiendra par ailleurs cette scène de danse avortée comme l’une des plus belles images du cinéma de Wong Kar Wai, instaurant une sensibilité singulière qui réchauffe la pagaille sentimentale des personnages. 

 

Ainsi, le film est sculpté avec dextérité. Fond et forme s’harmonisent, illustrant l’ambivalence cruelle qui frappe les protagonistes. L’hyperacousie du troisième personnage, Chang, montrera l’exemple sage de celui qui entend et écoute les autres. La préférence est manifeste : entre la contemplation du monde à travers ses seuls tympans face à l’incommunicabilité des deux autres et leurs gesticulations sentimentales. Là, le traitement du son matérialise habilement ce contraste entre les perceptions du monde, pour montrer que les plus seuls ne sont pas ceux qui savent s’isoler, mais ceux qui se perdent dans le brouhaha. 

Tony Leung Chiu-wai (Lai Yiu-fai), déploie une palette de jeu juste, de colère froide en tristesse volcanique, parfaitement accordée à la tonalité des films de Wong Kar Wai. On ne s’étonne pas de l’inscription dans la durée de cette collaboration, déjà marquée du succès de Chungking express (1994). Wong Kar Wai crée un écosystème et tisse un tableau cohérent d’un long métrage à l’autre. Dans un demi-jour constant, le réalisateur éclaire l’épaisseur des sentiments, tirant le fil de l’universel, tendu entre le rock américain des Turtles qui agite Hong Kong jusqu’au sulfureux tango argentin de Piazzolla.